II
Le vaisseau frémit ; les quelques lumières encore allumées vacillèrent, s’assombrirent puis s’éteignirent. Les sirènes d’alarme retombèrent, dopplérisées, dans le silence. Une série d’impacts percutants firent résonner les parois incurvées de l’escalier des cabines, se répercutant dans les structures primaires et secondaires de l’engin. L’atmosphère puisait des vibrations de choc ; une brise se forma, pour mourir aussitôt. Le déplacement d’air apportait avec lui une odeur de brûlé et de vaporisation, d’aluminium et de polymères, de fibres de carbone, de pellicule diamant et de câblage supraconducteur.
Quelque part, le drone Sisela Ytheleus entendit crier un humain. Puis, rayonnant frénétiquement sur les fréquences électromagnétiques, lui parvint un signal vocal semblable à celui que transportait l’atmosphère. Il se brouilla presque aussitôt, puis se dégrada rapidement en parasites inintelligibles. Le cri humain se transforma en un hurlement, puis le signal EM cessa en même temps que le bruit.
Des pulsations rayonnantes éclatèrent dans différentes directions, pratiquement dépourvues d’informations. Le champ inertiel du vaisseau vobula de manière hésitante, puis se stabilisa et se rétablit. Une coquille de neutrinos se forma dans le volume entourant l’escalier des cabines. Les bruits s’atténuèrent. Les signatures EM se firent progressivement silencieuses ; les moteurs du bâtiment et ses principaux systèmes de support de vie étaient déconnectés. Le spectre EM tout entier était vide de signification. Sans doute l’offensive avait-elle à présent gagné le centre IA du vaisseau et ses noyaux photoniques de sauvegarde.
C’est alors qu’une pulsation d’énergie se propagea dans un câble polyvalent encastré dans la paroi arrière. Oscillant frénétiquement, elle se stabilisa finalement en un signal régulier mais parfaitement impossible à identifier. Un ensemble de caméras internes fixées sur une poutrelle voisine s’activa et commença à balayer le secteur.
Ça ne peut pas se terminer aussi vite, c’est impossible !
Caché dans l’ombre, le drone se doutait qu’il était déjà trop tard. Il était censé attendre que l’attaque ait atteint un palier où l’agresseur se dirait qu’il ne restait plus qu’à faire disparaître les dernières traces d’opposition, avant d’intervenir, mais l’attaque avait été trop soudaine, trop extrême, trop experte. Les plans établis par le vaisseau, dans lesquels il jouait un rôle si important, ne pouvaient anticiper les événements que dans une mesure limitée, en supposant l’adversaire techniquement supérieur dans une certaine proportion seulement. Au-delà d’un certain point, il n’y avait tout simplement plus rien à faire ; il n’existait plus aucun plan brillant sur lequel on pût se replier, ni aucun stratagème astucieux qui ne parût d’une simplicité risible et naïve aux yeux d’un ennemi considérablement plus avancé. En l’occurrence, ils n’en étaient peut-être pas tout à fait au point où toute résistance devenait véritablement sans objet. Cependant, vu la facilité avec laquelle le vaisseau elench se trouvait investi, ils n’en étaient sans doute pas très éloignés non plus.
Garde ton calme, se disait la machine. Examine la situation avec suffisamment de recul. Replace-la et replace-toi toi-même dans le bon contexte. Tu es paré, tu es durci et entraîné. Tu feras tout ton possible pour survivre comme tu es ou pour t’en sortir avec un minimum de casse. Il y a un plan à mettre en œuvre. Joue ton rôle avec adresse, courage et dignité, et tu ne t’attireras aucun reproche de ceux qui réussissent à survivre et à vaincre.
Les Elenchs avaient passé de nombreux milliers d’années à se mesurer à toute technologie et à tout type d’artefact de civilisation que les vastes espaces de la grande galaxie pouvaient produire, en cherchant systématiquement à comprendre au lieu de soumettre, à se laisser changer au lieu d’imposer des changements aux autres, à incorporer et à partager au lieu de contaminer ou d’imposer. Ce modus operandi relativement non agressif les avait sans doute rendus plus susceptibles que quiconque (peut-être à l’exception de la formation traditionnelle paramilitaire de la Culture connue sous le nom de Section Contact) de résister à des attaques directes sans donner l’impression de menacer les agresseurs. Mais, bien que la galaxie ait été pénétrée par tant d’explorateurs divers, dans toutes les directions primaires évidentes et vers toutes les périphéries lointaines, quelle que soit leur distance, d’énormes volumes de ce théâtre d’opérations demeuraient inexplorés par les civilisations en lice, y compris les Elenchs. Et nul ne savait réellement à quel point ils étaient convoités, ainsi que les régions avoisinantes, par les espèces aînées, ni même si elles leur attachaient la moindre importance. Dans ces volumes vertigineusement vastes, dans ces espaces entre les espaces interstellaires, autour des soleils, des naines, des nébuleuses et des trous, où il avait été décidé à distance qu’il n’existait nul danger ni intérêt immédiat, il était toujours possible, évidemment, qu’une menace soit cachée, qu’un péril soit tapi, à l’affût, comparativement petit à l’échelle des cultures actives présentes dans la galaxie, mais capable, à la faveur d’une particularité de son développement ou comme une conséquence d’une forme quelconque de léthargie temporaire ou de mise en sommeil incapacitant, de défier et de surpasser même les représentants d’une société technologiquement aussi avancée et aussi expérimentée dans le contact que celle des Elenchs.
Le drone se sentait calme, les idées aussi froides et détachées qu’il était possible durant ces quelques instants à l’arrière-plan de sa fâcheuse situation présente. Il était prêt, il était paré, et ce n’était pas une machine ordinaire ; il représentait le sommet de la technologie de sa civilisation ; il était conçu pour échapper à toute détection par les instruments les plus élaborés, pour survivre dans des conditions presque incroyablement hostiles, pour affronter pratiquement n’importe quel adversaire et pour supporter à peu près n’importe quel dommage, en cercles concentriques de résistance. Que son vaisseau, son fabricant, la seule entité qui le connût probablement mieux qu’il ne se connaissait lui-même, soit apparemment corrompu, séduit, investi en ce moment même, ne devait en rien affecter son jugement ni son assurance.
Le Déplaceur, se dit-il. Tout ce que j’ai à faire, c’est arriver jusqu’à la Nacelle de Déplacement. C’est tout…
Il se sentit alors scanné dans tout son corps par une source ponctuelle située à proximité du centre IA du vaisseau, et comprit que son heure était arrivée. L’attaque était aussi élégante que féroce, et la prise de contrôle fut abrupte et presque instantanée. Les « mêmes » de combat de la conscience envahisseuse étaient renforcés par les processus de pensée et les connaissances partagées du vaisseau à présent totalement vaincu.
Sans le moindre intervalle susceptible d’introduire une marge d’erreur, le drone déplaça sa personnalité de son propre centre IA vers le complexe de rechange en picomousse. Dans le même temps, il préparait la cascade de signaux qui allait assurer le transfert de ses plus importants concepts, programmes et instructions, d’abord vers des microcircuits électroniques, puis vers un substrat atomécanique et, finalement – en tout dernier ressort –, vers un petit cerveau semi-biologique rudimentaire, mais néanmoins largement suffisant, de plusieurs centimètres cubes de capacité. Le drone se déconnecta, coupant ce qui avait été le véritable siège de son psychisme, le seul endroit où il eût jamais existé vraiment. Il laissa mourir, privées d’énergie, les formes de conscience qui y avaient pris racine. Ses perceptions s’affaissèrent, n’affectant le nouvel esprit de la machine que sous la forme d’une faible exhalaison de neutrinos totalement dépourvue d’informations.
Le drone était déjà en mouvement ; de sa niche murale, il gagna l’escalier des cabines, accélérant dans la coursive, conscient d’être suivi par le regard des batteries de caméras au plafond. Des champs de radiations balayaient sa coque militarisée, la caressant, la sondant, la pénétrant. Une trappe d’inspection s’ouvrit brusquement sur sa trajectoire, et quelque chose fit explosion ; des câbles se dégagèrent, débordant d’énergie électrique. Le drone accéléra, piqua du nez ; une décharge électrique éclata dans l’air juste au-dessus de lui, perçant un trou dans la paroi opposée. Le drone sinua à travers les débris, fonça dans la coursive, droit dans la direction où il voulait aller, et déploya un disque de champ dans l’atmosphère pour freiner juste avant l’angle droit, puis, rebondissant sur la paroi, il grimpa en accélérant dans un nouvel espace de montée. C’était l’un des grands axes du vaisseau, incroyablement long. Il atteignit rapidement la vitesse du son dans l’atmosphère respirable par les humains. Une porte de sécurité se referma lourdement derrière lui, une bonne seconde après son passage.
Une combinaison spatiale jaillit d’un tube vertical de descente vers la fin du passage. Elle se ratatina en s’arrêtant, puis se redressa pour marcher lourdement vers lui dans le but de l’intercepter. Le drone avait déjà scanné la combinaison, il savait qu’elle était vide et sans armes. Il la traversa de part en part, la laissant s’affaisser derrière lui, déchirée en deux entre le sol et le plafond comme un ballon dégonflé. Il projeta un nouveau disque de champ autour de lui, presque du même diamètre que le puits, et continua sa course comme un piston sur un coussin d’air, jusqu’à ce qu’il ne puisse presque plus avancer. Puis il obliqua au carrefour suivant et accéléra de nouveau.
Une silhouette humaine à l’intérieur d’une combinaison spatiale gisait à mi-chemin du nouveau corridor, qui se pressurisait rapidement dans un faible sifflement de gaz. Une fumée lointaine envahissait le puits. Elle s’enflamma, et le mélange de gaz explosa dans le tube. Pour le drone, la fumée était parfaitement transparente, et à température beaucoup trop basse pour lui nuire en quoi que ce soit, mais l’atmosphère de plus en plus épaisse allait le ralentir, ce qui était, sans aucun doute, exactement le but recherché.
Le drone scanna l’humain et sa combinaison du mieux possible tout en fonçant dans la coursive enfumée. Il connaissait bien la personne à l’intérieur ; elle était depuis cinq ans à bord du vaisseau. La combinaison ne possédait aucun armement, ses systèmes étaient muets, sans doute déjà investis ; l’homme était en état de choc, soumis à de puissants sédatifs chimiques par l’unité médicale de son scaphandre. Tandis que le drone se rapprochait de celui-ci, il leva un bras vers la machine volante. Aux yeux d’un humain, le geste aurait semblé s’effectuer avec une rapidité quasi impossible. Mais pour le drone, il paraissait languide et presque désinvolte. Ce n’était tout de même pas la menace la plus sérieuse dont ce scaphandre était capable…
Le drone n’eut qu’un très bref avertissement avant l’explosion de l’arme restée dans sa gaine. Jusqu’à cet instant précis, la machine ne l’avait pas repérée. Pour une raison quelconque, elle était restée cachée à ses sens. Il était trop tard pour s’arrêter ou pour utiliser son propre effecteur EM sur les commandes du fusil pour l’empêcher d’entrer en surcharge, impossible de s’abriter où que ce soit ou bien d’accélérer, au milieu des gaz qui envahissaient le passage, pour sortir de la zone de danger. En même temps, le champ inertiel du vaisseau se mit à fluctuer de nouveau et bascula d’un quart de tour. Brusquement, la direction du bas fut derrière lui, et la force du champ fut doublée puis quadruplée. Le fusil explosa, déchirant le scaphandre avec l’humain qu’il contenait.
Ignorant la poussée en arrière de la gravité réorientée du vaisseau, le drone heurta le plafond et dérapa dessus sur une cinquantaine de centimètres tout en créant un champ conique juste derrière lui.
L’explosion fit éclater la coque intérieure du puits de descente et projeta si fort le drone contre le plafond de la coursive que son cerveau de rechange semi-biochimique fut réduit, à l’intérieur, en une bouillie inutilisable. Ce fut un véritable petit miracle si aucun éclat ne le perça. La déflagration eut pour effet d’aplatir le champ conique, mais seulement après qu’une grande partie de son énergie eut été dirigée vers les coques intérieure et extérieure du puits, en une assez bonne approximation de l’explosion d’une charge creuse. Le revêtement de la coursive fut éventré, livrant passage au nuage de gaz toujours présent dans le puits. Il fit irruption dans le poste de chargement extérieur, qui était dépressurisé. Le drone s’immobilisa un instant, laissant passer un torrent de débris charriés par un ouragan de gaz, puis, dans le semi-vide qui en résulta, reprit sa course, ignorant le chemin de fuite qui s’était ouvert derrière lui, fonçant vers la jonction suivante du puits. La nacelle de déplacement déconnectée vers laquelle il se dirigeait se trouvait à l’extérieur, fixée sur la coque, à une dizaine de mètres à peine après le prochain tournant.
Le drone incurva sa trajectoire aérienne, rebondit sur un autre mur et sur le sol, puis fonça dans le puits à la coque cylindrique… pour s’apercevoir qu’une machine qui lui ressemblait arrivait droit sur lui en sifflant.
Il connaissait cette machine. C’était sa jumelle. Ce qu’il y avait pour lui de plus près d’un ami/sœur/amant/copain dans toute la civilisation disséminée, éternellement changeante, des Elenchs.
Des lasers aux rayons X scintillèrent depuis la machine venant à sa rencontre, à quelques millimètres à peine au-dessus du drone, produisant des détonations quelque part loin derrière lui tandis qu’il activait en un clin d’œil ses écrans-miroirs, opérait un retournement en vol, éjectait son vieux centre IA et l’unité semi-biochimique derrière lui, et se rétablissait en un glissement sur son axe pour continuer de tomber dans le puits. Les deux composants éjectés s’embrasèrent au-dessous de lui, se vaporisant instantanément, l’entourant de plasma. Il fit feu de ses propres lasers sur le drone qui venait vers lui. La déflagration fut réfléchie, s’épanouit en pétales de feu qui transpercèrent les parois de la coursive avec une rage frénétique et agirent comme un effecteur sur les commandes de la nacelle de déplacement, lançant la machinerie dans une séquence préprogrammée.
L’attaque contre son noyau photonique se produisit au même instant, se manifestant comme une déformation perceptuelle de la texture de l’espace-temps, gauchissant la structure interne de l’esprit photoénergisé du drone par rapport à l’espace extérieur normal.
Il se sert des moteurs, se dit le drone, dont les perceptions commençaient à tourbillonner. Sa conscience de l’extérieur semble s’émietter, s’évaporer. Il commença à sombrer.
Fram-am ! s’écria alors une minuscule sous-routine depuis longtemps oubliée en lui. Il se sentit alors passer en modulation d’amplitude au lieu de modulation de fréquence, et la réalité redevint nette, bien que ses sens demeurent déconnectés et que ses pensées lui paraissent toujours bizarres.
Mais si je ne réagis pas mieux que ça…
L’autre drone tira de nouveau sur lui, en fonçant selon une trajectoire de collision.
Un éperonnement… Quel procédé peu élégant !
Le drone renvoya les rayons en miroir. Il refusait toujours d’ajuster sa topographie photonique interne pour tenir compte des changements violents de longueur d’onde qui requéraient toute l’attention dont son esprit était capable.
La nacelle de déplacement, juste à l’extérieur de la coque du vaisseau, se mit à bourdonner ; une série de coordonnées correspondant à la position actuelle du drone se manifestèrent en scintillant dans la conscience du drone, décrivant le volume d’espace qui allait être arraché à la surface de l’univers normal et précipité loin derrière le vaisseau elench atteint.
Zut ! C’est encore possible. Laisse-toi rouler avec, se dit le drone, confusément.
Et il roula, littéralement, physiquement, dans les airs.
Une soudaine explosion de lumière, portant la signature d’un embrasement de plasma, fit vibrer sa coquille avec l’intensité de pression d’une petite explosion nucléaire. Ses champs réfléchirent ce qu’ils purent. Le reste chauffa la machine à blanc et commença à s’infiltrer dans son corps afin de détruire ses composants les plus vulnérables. Mais elle tenait encore bon. Elle acheva sa roulade à travers les gaz superchauds qui l’entouraient – surtout des tuiles de revêtement vaporisées, constata-t-elle –, tout en feintant pour éviter la masse de sa jumelle assassine qui fonçait sur elle. Elle remarqua, presque avec nonchalance, à présent, que la nacelle de déplacement avait achevé sa montée en puissance et se préparait au décrochage… tandis que son esprit enregistrait malgré lui les informations contenues dans l’explosion rayonnante et cédait finalement sous la pression de la volonté étrangère qui y était encodée.
Le drone se sentit coupé en deux. Il laissait derrière lui sa personnalité réelle, dont il faisait cadeau à l’envahisseur de son centre photonique détourné. Et il prenait peu à peu conscience, de manière lourde et sinistre, de l’écho abstrait de sa propre existence électronique.
Le Déplaceur, de l’autre côté de la coque, avait complété son cycle. Il s’entoura d’un champ et engloutit aussitôt une sphère d’espace pas plus grosse qu’une tête humaine. La détonation qui en résulta aurait été assourdissante si le vaisseau n’avait déjà été le théâtre d’un puissant vacarme dû à la bataille en cours à bord.
Le drone, à peine plus grand que deux mains humaines placées l’une à côté de l’autre, retomba, fumant et rougeoyant, sur la paroi du puits, qui était en réalité devenue le plancher.
La gravité redevint normale. La machine se cogna au plancher proprement dit, rebondissant sur la surface craquelée par la chaleur qui formait la partie inférieure du puits vertical. Quelque chose faisait rage dans son esprit véritable, derrière les écrans d’isolation. Quelque chose de puissant, de furieux et de déterminé. Le drone émit l’équivalent mental d’un soupir ou d’un haussement d’épaules. Il interrogea son noyau atomécanique, pour la bonne forme, mais cette liaison était irrémédiablement altérée par la chaleur. Qu’importe, tout était fini.
Terminé.
Sans espoir.
C’est alors que le vaisseau l’appela, par le canal habituel de son communicateur.
Pourquoi n’as-tu pas essayé avant ? se dit le drone. C’est parce que, naturellement, je n’aurais pas répondu, fut sa propre réplique. Et il trouva cela presque amusant.
Mais il était bel et bien dans l’impossibilité de répondre. Les capacités émettrices de son unité com avaient été également endommagées par la chaleur. Il attendit donc.
Les gaz s’éloignèrent, la matière se refroidit ou se condensa, formant de jolis motifs au sol. Les objets se craquelèrent, les radiations agirent, et des indications EM assez floues suggérèrent que les moteurs du vaisseau et les principaux systèmes étaient de nouveau connectés. La chaleur qui avait envahi le corps du drone se dissipa lentement, le laissant vivant, mais handicapé, incapable de tout mouvement ou action. Il lui faudrait des jours pour lancer les routines qui commenceraient seulement à remplacer les mécanismes capables de construire des nano-unités d’autoréparation. Cela aussi lui semblait amusant. Le vaisseau produisait des bruits et des signaux qui semblaient indiquer qu’il allait de nouveau se lancer dans l’espace. Pendant ce temps, la chose qui occupait l’esprit véritable du drone continuait d’extérioriser sa fureur. C’était l’équivalent de vivre à côté d’un voisin bruyant, ou d’avoir la migraine, se disait le drone. Il continua d’attendre.
Finalement, une unité lourde de maintenance, de la taille d’un torse humain, escortée par un trio de petits bras effecteurs automotivés, apparut à l’extrémité opposée du puits vertical au-dessus de lui et se laissa flotter vers le bas à travers les courants de gaz ascendants jusqu’à ce qu’ils se trouvent exactement à la verticale du petit drone cabossé, fumant et fissuré. Pendant toute la descente, l’arme de l’effecteur était restée braquée sur le drone.
Puis l’un des canons s’anima et tira sur le drone.
Zut ! Récapitulation binaire, bon sang… eut le temps de penser le drone.
Mais l’effecteur n’avait que la capacité d’ouvrir un canal de communication à double sens.
~ Salut, fit l’unité de maintenance par l’intermédiaire du canon.
~ Salut à vous.
~ L’autre machine a disparu.
~ Je sais. Ma jumelle. Éclatée. Déplacée. Projetée au loin par l’une de ces grosses Nacelles de Déplacement. Elle était si petite… Coordonnées spéciales, aussi. La retrouverai jamais…
Le drone savait qu’il était en train de divaguer. Son esprit électronique était probablement encore sous l’influence de l’effecteur, mais trop stupide pour s’en rendre compte. L’un des effets secondaires était qu’il radotait, sans pouvoir s’en empêcher.
~ Ouais, complètement disparue. Entité par-dessus bord. Coordonnées utilisables une seule fois. Plus jamais la trouver. Inutile, même, de la chercher. À moins que vous ne me demandiez de me lancer, moi aussi, dans la brèche. J’irai jeter un coup d’œil, pour vous faire plaisir, si la nacelle est toujours d’attaque. Pour moi, ce ne serait pas un trop grand dérangement…
~ Vous aviez calculé tout ce qui s’est passé ?
Le drone songea à répondre par un mensonge, mais il sentait l’arme de l’effecteur dans son esprit, et il savait que non seulement cette arme et le drone de maintenance, mais aussi le vaisseau et la présence qui en avait pris le contrôle ainsi que de tout le reste voyaient qu’il s’apprêtait à mentir. Aussi, sentant qu’il était redevenu lui-même mais sachant qu’il n’avait plus de défenses, il déclara avec lassitude :
~ C’est exact.
~ Depuis le commencement ?
~ Oui. Depuis le commencement.
~ Nous ne trouvons pas trace de ce plan dans la mémoire de votre vaisseau.
~ Na-na, c’est bien fait pour vous, faces de couilles, na-na.
~ Vos insultes sont lumineuses. Vous avez mal ?
~ Non. Écoutez, qui êtes-vous ?
~ Vos amis.
~ Je n’y crois pas. Je pensais que le vaisseau était plus intelligent que ça. Il s’est fait posséder par quelqu’un qui s’exprime comme un Essaim d’Hégémonie sorti tout droit d’un conte pour enfants.
~ Nous discuterons de ça plus tard, si vous voulez, mais pourquoi avoir mis votre machine jumelle plutôt que vous-même hors de notre portée ? Elle nous était acquise, n’est-ce pas ? Ou nous sommes-nous mépris sur quelque chose ?
~ Vous vous êtes mépris. Le Déplaceur était programmé pour… Bah ! Vous n’avez qu’à lire ça dans mon esprit. Je n’ai pas mal, mais je suis fatigué.
Silence prolongé. Puis :
~ Je vois. Le Déplaceur a copié votre état mental dans la machine qu’il a éjectée. C’est la raison pour laquelle nous avons trouvé votre jumeau si bien placé pour vous intercepter lorsque nous nous sommes aperçus que vous n’étiez pas encore en notre pouvoir et que le Déplaceur vous offrait peut-être une issue.
~ Il faut toujours être prêt à faire face à toute éventualité, même si elle vous tombe dessus sous la forme d’un pingouin qui a de plus gros pistolets que vous.
— La formule est percutante. En fait, je crois que votre machine jumelle a dû être sérieusement endommagée par l’implosion de plasma qui vous visait. Comme la seule chose qui vous intéressait était de mettre le plus de distance possible entre vous et nous au lieu d’essayer de trouver une nouvelle manière de nous attaquer, la question n’a plus tellement d’importance à présent.
~ Très convaincant.
~ Ah ! On devient sarcastique ? Tant pis. Venez vous rallier à nous, à présent.
~ Ai-je le choix ?
— Quoi, vous préférez mourir ? Ou croyez-vous que nous allons vous laisser le temps de vous auto-restaurer à l’état présent/antérieur pour mieux nous attaquer ensuite ?
~ C’était juste pour voir.
~ Nous allons vous retranscrire dans le noyau centra] du vaisseau en même temps que les autres affligés de mortalité.
~ Et les humains, l’équipage de mammifères ?
~ Quoi ?
~ Ils sont morts ? Stockés dans le noyau central ?
~ Trois sont dans le noyau central, parmi lesquels celui dont les armes nous ont servi à essayer de vous arrêter. Les autres dorment, avec des copies inactives de leur état cérébral en réserve dans le noyau, pour étude. Nous n’avons aucune intention de les détruire, si c’est ce qui vous préoccupe. Ils vous tiennent particulièrement à cœur ?
~ Je n’ai jamais supporté ces grandes chiffes molles, à dire le vrai.
~ Vous êtes dure, pour une machine.
— Je suis un drone soldat, crétin. Qu’est-ce que vous croyez ? Je suis fait pour être dur. C’est vous qui venez de bousiller mon vaisseau, mes amis et tous mes camarades, et vous me traitez de dure machine ?
~ C’est vous qui avez instauré un processus d’invasion, pas nous. Et il n’y a eu aucune perte définitive d’état mental à part celles qui ont été causées par votre Déplaceur. Mais laissez-moi vous expliquer tout cela dans un environnement plus confor…
~ Écoutez, pourquoi ne pas me tuer tout de suite et qu’on en fi…
Là-dessus, l’effecteur modifia provisoirement ses réglages et, en conséquence, aspira l’intellect de la petite machine hors de son corps cabossé et encore fumant.